Friday, April 28, 2017

Le pari de Voltaire

Je me suis réveillé dans un pays que je ne connaissais pas. Cela m’arrive de temps en temps. J’ai cette capacité étrange de voyager dans l’espace et dans le temps. Cette fois là, je me suis retrouvé dans une ville peu connue du nom d’Uruk. Cela ne me disait rien, du moins au début…

Et puis je me suis souvenu.

Uruk était une ville de l’ancienne Mésopotamie, dans le sud de l’Irak. J’étais remonté jusqu’en 3500 avant J.-C. environ, à l’origine de l’une des plus grandes découvertes de l’humanité. L’une de celles, peu nombreuses, qui ont changé la destinée humaine. En effet, depuis peu, les commerçants de cette région avaient adopté un procédé pour graver sur des pierres un inventaire de leurs biens, de leurs bêtes et des échanges commerciaux. Peu à peu, au départ purement comptable, ce besoin s’était transformé et certains avaient bizarrement commencé à écrire…

Cela ne s’était pas fait tout seul. Beaucoup d’entre eux avait du affronter les plaisanteries de leur entourage, voire une certaine agressivité. Le changement a toujours fait peur, quelle que soit l’époque.

« Pourquoi écrire des histoires et les figer dans la pierre, alors que l’on peut les raconter de vive voix ? » disait l’un.

« Je préfère écouter un conteur, le soir, en groupe, près d’un bon feu », disait l’autre.

« Pourquoi vouloir faire disparaître ainsi nos traditions orales ? » argumentaient certains.

J’ai bien essayé de les convaincre de l’importance de cet événement, mais la plupart ne m’écoutaient même pas. Après tout, je n’étais qu’un étranger de passage.

Quelques temps plus tard, je me suis réveillé dans une ville complètement différente. Déjà, il y faisait plus froid et il pleuvait. Les gens parlaient entre eux d’un certain Johannes Gensfleisch zur Laden. L’homme avait emprunté beaucoup d’argent, tout d’abord à son cousin, puis à un banquier, pour financer un projet complètement fou. Malheureusement, la mise au point de son invention avait pris plus de temps que prévu et les résultats des ventes étaient plus que mitigés. En clair, il était en faillite et il avait beaucoup d’ennuis…

Et puis j’ai compris.

Celui dont le projet était voué à l’échec n’était autre que Gutemberg. J’avais atterri en 1452 à Mayence en Allemagne, au moment même où il imprimait les premières bibles.

« Cela ne va pas marcher… » disaient les gens d’un air entendu.

« Je suis trop attaché à la sensation du parchemin et au travail artistique des copistes », m’avait confié un moine.

« Comment peut-on envisager un avenir où les livres ne seraient plus copiés par des humains mais par des machines ? » s’inquiétait un membre éminent de la haute société.

« Pourquoi autant de livres ? La plupart ne savent même pas lire ! » me dit un passant en haussant les épaules.

J’ai bien essayé de les convaincre de l’importance de cette invention, mais l’animosité était palpable. Je me suis dit que si je continuais ainsi, j’allais terminer sur un bûcher. Alors, je n’ai plus rien dit.

Ces temps derniers, je n’ai plus vécu une seule de ces expériences spatio-temporelles étranges. Alors j’ai repris le cours normal de ma vie. Le week-end dernier, j’étais invité en tant qu’auteur par l’association Délires d’encre pour le festival ScientiLivre près de Toulouse. J’ai signé quelques dédicaces. J’ai également animé une conférence sur « les enjeux du livre numérique ». Il y avait une centaine d’auditeurs… Bon, d’accord, une bonne cinquantaine, mais il faisait très beau et très chaud à Toulouse en ce dimanche d’octobre.

Et là, d’un seul coup, j’ai pris conscience que l’histoire se répétait à nouveau.

J’ai eu beau argumenter sur l’importance de la révolution numérique, du « changement de monde » dont parlait Michel Serres l’année précédente au même endroit, j’ai bien vu les mines renfrognées de certains.

« Les jeunes ne lisent plus et ce ne sont pas ces machines qui vont changer quelque chose », m’a dit un vieil auteur dont je ne révélerai pas le nom.

« Je suis trop habituée au livre et à la sensation du papier », m’a confié une jeune femme qui se destinait à une carrière dans l’édition. « J’espère que je trouverais du travail après mes études », a-t-elle ajouté, visiblement inquiète.

« Vous êtes bien trop optimiste ! » m’a dit une autre personne.


Et bien, le croirez-vous, je suis parti plutôt rassuré.

J'ai publié cet article initialement sur le Blog de Thilbault Delavaud le 30 octobre 2014, mais il me semble toujours autant d'actualité.

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