En février 2011, à l’issue de trois manches, un dénommé Watson battait à plate couture deux champions du jeu « Jeopardy ! » et remportait le gain de 1 million de dollars. Or Watson n’est autre qu’un programme d’intelligence artificielle (IA) développé par IBM. Et l’événement, abondamment commenté, démontrait donc que l’IA n’était plus confinée à des jeux comme les échecs, mais pouvait répondre à des questions de culture générale formulées en langage naturel (Illustration : démonstration des capacités de Watson dans le jeu « Jeopardy ! » en 2011 Rosemaryetoufee / Wikimedia commons). Plus récemment, lors des débats télévisés entre les principaux prétendants au poste suprême de président de la République, la mise en scène évoquait sans ambiguïté les jeux populaires en France comme « Question pour un champion », « Des chiffres et des lettres » ou encore « Jeopardy ! » aux États-Unis. On y voyait des candidats qui s’affrontaient debout derrière des pupitres, avec des temps de réponse chronométrés, et des résultats s’affichant en temps réel. Tout était là, jusqu’aux codes et aux couleurs du genre. D’où cette question, volontairement provocatrice…
Que donnerait le débat d’une IA face à des politiques ?
Avant de répondre, résumons la situation de part et d’autre. Depuis la victoire de Watson, les avancées spectaculaires de l’IA, notamment dans le domaine de l’apprentissage profond ou deep learning, ont suscité de très nombreux questionnements. Les technoprophètes du transhumanisme prédisent l’avènement dans un futur proche d’une super-intelligence qui prendrait en main la destinée de la planète après une envolée exponentielle de ses capacités. Pour certains, cette « singularité technologique » serait une véritable bénédiction. Pour d’autres, elle mettrait inévitablement fin à l’espèce humaine.
Sans aller jusqu’à ces points de vue extrêmes, il est certain que dans les années à venir, l’IA impactera profondément de nombreux secteurs d’activité, et les métiers qui leur sont associés. Mais dans le même temps, on ne peut qu’observer avec amertume la méfiance et le discrédit croissant des citoyens envers les institutions et les acteurs de la sphère politique. Les symptômes sont nombreux : désengagement dans les représentations traditionnelles que sont les partis politiques et les syndicats, absentéisme record aux élections, vote contestataire pour les extrêmes, personnalités politiques régulièrement décriées pour leur manque d’efficacité ou leurs agissements dans certaines affaires, etc. Il ne sert à rien de se voiler la face : les bases institutionnelles de nos démocraties représentatives branlent de toutes parts.
Vu la défiance des Français envers leur classe politique et l’accélération des progrès en IA, la réponse à notre question ne fait donc aucun doute : une IA aurait une chance non négligeable de battre les candidats humains. D’ailleurs, dans un sondage mené en février 2017 par Opentext auprès de 2000 Français, près d’un tiers d’entre eux pensait qu’une technologie intelligente prendrait de meilleures décisions que le gouvernement. Il n’y aurait donc pas que certaines catégories de métiers, comme les chauffeurs de taxi ou les radiologues, touchés par l’essor de la robotisation et de l’IA : les ministres et même le président de la République pourraient perdre leur travail !
La campagne « Watson 2016 », un sujet plus sérieux qu’il n’y paraît
En 2016, déjà, lors de l’élection présidentielle américaine, l’un des candidats annoncés n’était autre que Watson. Sur son site de campagne, on pouvait lire : « Nous pensons que les capacités uniques de Watson pour analyser l’information, et prendre des décisions éclairées et transparentes, en font un candidat idéal pour le poste à responsabilités que représente celui de président. » S’en suivait un argumentaire étayé, qui vantait les mérites des capacités d’analyse de l’IA, avec la prise en compte de tous les aspects d’un problème, l’évaluation des qualités et des défauts de chaque décision et leur impact potentiel sur l’économie, l’environnement, l’éducation, la santé, la diplomatie et les libertés publiques.
Dans les faits, il ne s’agissait pas d’une véritable candidature portée par IBM, mais d’une initiative personnelle de l’artiste et designer Aaron Siegel. Son objectif ? « J’espère que cela poussera les gens à discuter du potentiel de l’intelligence artificielle dans la politique. », déclarait-il dans un entretien alors accordé à la presse. On peut sourire à cette idée, mais le sujet est en fait plus sérieux qu’il n’y paraît. Car le monde actuel est devenu si complexe qu’il est difficile d’analyser globalement une situation et les impacts d’une décision.
On peut se représenter cette complexité comme un grand réseau dynamique multidimensionnel. Avec plusieurs enjeux majeurs : l’épuisement progressif des ressources planétaires, le réchauffement climatique, les conflits armés, l’omniprésence du terrorisme, la surpopulation, l’économique mondialisée, la lutte contre la pauvreté… pour ne citer que les plus évidents. Le plus souvent, les décisions qui sont prises n’ont pour objectif que de résoudre un problème « local ». Mais les « effets de bord » sur d’autres noeuds du réseau peuvent être importants : à titre d’exemple, une décision prise pour assurer le seul équilibre financier du système de retraite a des conséquences multiples, directes et indirectes dans toute la société.
L’IA : un outil pour moderniser les instances de gouvernance
Avec les avancées récentes de l’IA, on prend conscience de la complémentarité entre l’intelligence humaine et celle des machines. Pour simplifier, la première, généralement, prend ses décisions de façon émotionnelle et avec empathie, en tenant compte du contexte, avant de rationaliser ses choix. La seconde, quant à elle, analyse méthodiquement les données mises à sa disposition, avant de prendre une décision logique. La question n’est donc pas tant de remplacer les politiques par des IA, mais de moderniser les instances de gouvernance. Entre autres, en les dotant d’outils d’analyse et de prise de décision à la hauteur des enjeux.
Pour rester dans la course de l’IA déjà engagée au niveau mondial, la France a récemment annoncé sa stratégie. Mais en dépit de recommandations pour faire de l’État un pionnier dans l’adoption de l’IA, les actions envisagées restent timides et, surtout, la sphère politique y est totalement absente.
Dans une telle perspective, outre un investissement important de recherche et développement, plusieurs problématiques restent à aborder. Dont celle de l’objectivité des analyses face à des biais possibles, ou encore la transparence des décisions. La complexité des situations et le côté « boîte noire » de certaines technologies, comme les réseaux de neurones profonds, compliquent en effet l’explication d’une décision dont la justification résiderait dans un réseau complexe de causes et de conséquences. Cela ne rend pas la tâche aisée face à certains discours qui nient la complexité du monde, en proposant des discours simplistes pour susciter l’adhésion de l’opinion publique.
Ajoutons pour conclure que la science-fiction a depuis longtemps imaginé des sociétés gouvernées par des IA. Ainsi, la Culture inventée par l’écrivain écossais Iain M. Banks est une parfaite utopie où l’humanité, entièrement gérée par des IA, est devenue une civilisation multiforme, décentralisée, pacifiste, tolérante, éthique. Les culturiens y jouissent d’une durée de vie étendue, et passent la majorité de leur temps en loisirs. Mais tout n’y est pas si simple. Car l’utopie n’est jamais très loin de la dystopie et du cauchemar.
Jean-Claude Heudin, Directeur IIM & Chercheur Intelligence Artificielle, Groupe Léonard de Vinci La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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